Travail le dimanche, le bal des schizos
Cette année [2006], le 24 et le 31 décembre tombent un dimanche. Naturellement, tout consommateur pressé aspire à faire ses courses ce jour-là, tandis que tout salarié ne souhaite qu’une chose: se reposer! A moins que ce dernier préfère ne pas travailler... pour faire ses courses tranquillement. Le débat sur le travail dominical est animé par une sorte de schizophrénie qui affecte chacun d’entre nous au point de le rendre capable de défendre un point de vue et son contraire.
Ces derniers jours ont été émaillés de nombreuses prises de position. On notera celle de Denis Olivennes, le PDG de la Fnac, le 19 décembre sur I-Télé. Non pas qu’un chef d’entreprise affirmant “si j’étais président de la République, j’assouplirais la législation actuelle sur le travail du dimanche” soit étonnant. Mais une telle déclaration émanant d’un ancien trotskyste - Denis Olivennes revendique l’appartenance au mouvement dans sa jeunesse - ne peut que faire sourire de ces virages idéologiques à 180° que notre époque semble affectionner.
Le principe du repos le dimanchePourtant, en dépit des affirmations entendues ici ou là, un principe prédomine dans notre droit du travail : le dimanche doit être un jour de repos. Mais on sent bien que les mentalités évoluent sur cette question.
Rappelons que la loi autorise cinq dimanches travaillés par an, sur la base du volontariat. Les salariés bénéficient alors d’un jour de repos compensatoire, à prendre quinze jours avant ou après, et d’une majoration de 100 % de leur salaire.
Les conventions collectives, les possibilités données aux préfets et aux municipalités de consentir des dérogations, ont ouvert des brèches dans un principe qui semble ne plus être que l’ombre de lui-même.
La schizophrénie consommateur-citoyenIl semble bien difficile de dégager un consensus sur cette question. Car non seulement les opinions sont partagées, mais à titre individuel, c’est la schizophrénie qui paraît l’emporter, la position du citoyen ne rejoignant pas tout à fait celle du consommateur.
Notre “moitié-consommateur” désire sans doute que les magasins soient ouverts le plus possible. Qui d’entre nous n’a jamais pesté devant ces boutiques fermées le dimanche ? Mais notre autre “moitié - citoyen” aspire à ce que le dimanche reste un jour de repos.
Une schizophrénie que l’on a pu constater, par exemple, à Douarnenez, où André Le Grand, maire-adjoint à l’économie, déclarait avec force le 20 décembre :“ Pour ce qui me concerne, je considère que [le travail le dimanche] devrait être purement et simplement interdit”... ce qui n’empêche pas pourtant la municipalité de Douarnenez d’autoriser l’ouverture des commerces les 24 et 31 décembre !
Ce n’est pas un hasard non plus si les syndicats sont quelque peu gênés aux entournures sur la question du travail du dimanche, la position de leurs adhérents étant pour le moins contrastée. Peut-on reprocher en effet à une salariée de la grande distribution, ne gagnant pas plus de 400 euros par mois (dans le cas d’un travail à mi-temps, largement répandu dans ce secteur) de chercher à arrondir ses fins de mois en travaillant le dimanche ?
Mais les salariés gagnent-ils davantage dans ce cas ? Pas si sûr ! Même si logiquement la loi précise que le salarié travaillant le dimanche doit bénéficier de compensations, la réalité du terrain s’éloigne parfois de cette idée.
Les syndicats sont plus fermes à Paris qu’en province.Le récent conflit chez le bijoutier Delatour a montré, selon les syndicats, qu’un salarié travaillant le dimanche ne gagne que trente euros pour sa journée. Au passage, on notera que le PDG de cette entreprise, Jean-Pierre Fréty, est un ancien de la CGT. Le syndrome Denis Olivennes n’est pas loin...
Du côté des syndicats, à Force ouvrière et à la CGT, par exemple, on affiche une certaine véhémence pour refuser le travail dominical... du moins au plan national ! Car localement, c’est une autre histoire. Ah, schizophrénie, quand tu nous tiens ! A Rennes, les organisations réunissant les commerces et les syndicats représentatifs ont signé un protocole permettant d’organiser le travail du dimanche. Bref, les positions tenues fermement à Paris s’édulcorent singulièrement en province.
Le ministre du Commerce, Renaud Dutreil, a déclaré début décembre qu’il était “absurde de ne pas pouvoir faire ses courses le 24 décembre”.
On le voit bien, de manière insidieuse, un glissement sémantique est en train de s’opérer. De l’aberration à travailler le dimanche, constatée tout au long du XIXe siècle et couronnée par la loi de 1906 qui a décidé d’interdire de travailler ce jour-là, on en vient à penser aujourd’hui que ce serait au contraire l’interdiction du travail le dimanche qui deviendrait absurde. Qui a dit que le progrès social s’inscrivait nécessairement dans le sens de l’histoire ?
Le problème, c’est qu’il n’est pas certain que le consommateur soit très enclin à peser de tout son poids pour faire respecter cette conquête sociale de l’interdiction du travail dominical. Après tout, le client est roi !
Eric Nicolier, Agora Vox